CV de J-F Legrain  1ère Édition (30 juin 2019)


Sources et documents de l’histoire du rap à Gaza

مصادر ووثائق تاريخ الراب في غزة

Jean-François Legrain

La scène rap de Gaza, comme toute scène rap de par le monde, ne saurait être appréhendée comme un en-soi. Elle s’inscrit, certes, dans un contexte local (gazaoui), national (palestinien) et linguistique (arabophone), mais fonctionne également, dans son inspiration comme dans ses références, dans des allers-retours avec la scène internationale plus particulièrement américaine.

Après avoir esquissé les traits les plus saillants de l’histoire et de la cartographie du rap gazaoui de ses origines vers 2003 à 2013 et dressé l’état de ses ambitions tant esthétiques que sociales et politiques, je m’interrogerai sur la pertinence du choix du rap comme vecteur de mobilisation. Sur la base de la sociologie spécifique des rappeurs gazaouis, je poserai in fine la question de la tension entre, d’une part, le dit de la dénonciation d’un enfermement et de l’aspiration à la libération nationale et à la démocratie et, d’autre part, le non-dit du malaise vécu au sein de cette société gazaouie sur laquelle se sont tardivement greffées les familles de ces rappeurs pour beaucoup venues de l’exil à l’occasion du retour de Yasser Arafat en 1995.

La question des sources

Construire l'histoire du rap gazaoui à travers la première décennie de son existence ne va pas sans difficultés. L’historien se trouve devant un terrain encore en grande partie vierge de toute recherche, mais c’est son lot souvent habituel. Des études académiques, certes, ont déjà vu le jour à propos du « rap palestinien » mais Gaza y demeure dans la quasi-totalité des cas non abordé 1 au profit (parfois) de la Cisjordanie et de la diaspora 2 ou (surtout) des « territoires de 48 ». La notoriété et l’ancienneté du groupe emblématique DAM, en effet, ont conduit la quasi-totalité des auteurs à réduire la scène rap palestinienne à sa seule composante d’Israël (tout en introduisant pour certains, dans un beau contresens historique, la dimension OLP dans l’analyse d’une société qui ne s’est pour ainsi dire reconnue dans la centrale palestinienne et vice-versa !). Seuls font exception l’intéressant et précurseur BA soutenu en 2009 à l'université d'Exeter par Hugh Lovatt sous le titre de Palestinian Hip-Hop Culture and Rap Music : Cultural Resistance as an Alternative to Armed Struggle 3 et la contribution de Jane Louise Andersen, « Transgressing Borders with Palestinian Hip-Hop » datée de 2013 4.

Les sources secondaires, pour la plupart issues de la presse palestinienne et internationale, sont nombreuses mais demeurent souvent répétitives et/ou convenues. De façon intéressante, la presse « islamiste » n’a pas ignoré le phénomène et, dans son approche, ne se différencie guère de son équivalente « nationaliste ». al-Risâla à Gaza proche de Hamas ou al-Akhbâr au Liban proche du Hezbollah ont ainsi publié plusieurs articles sur le sujet.

L’historien, surtout, se trouve confronté à la rareté des sources premières et/ou à la spécificité des sources du monde virtuel. Ainsi, les affiches de concerts ou leurs programmes ne semblent pas avoir été conservés sur le terrain quand les institutions étrangères qui en ont parrainé bon nombre d’événements n’en ont gardé que de rares et lacunaires traces.

La majeure partie des sources premières, en conséquence, sont celles qui se trouvent sur le net, tout particulièrement les réseaux sociaux. La création artistique dans l'ensemble des territoires occupés en 1967 nourrit une relation intime avec internet, tant elle s’efforce de sublimer dans l’e-Palestine les multiples entraves à la circulation des idées comme des personnes. Ce phénomène est encore plus prononcé dans la bande de Gaza du fait du blocus. Il l'est tout particulièrement pour les rappeurs. Cette catégorie de musiciens, en effet, trouve dans la scène virtuelle, source d’inspiration et d’échanges, une compensation relative à l’impossibilité de développer une carrière « normale » du fait de l'enfermement et de l'extranéité de leur art.

Ces sources virtuelles, cependant, sont rares pour la période antérieure à 2007 et la Wayback machine 5 qui balaie le web mondial depuis le milieu des années 1990 n'a conservé qu'une part relativement minime de celles qui ne sont plus en ligne aujourd'hui ; ses robots d’archivage, en effet, n’ont accès ni à Facebook, ni à Twitter ni à YouTube et exceptionnels sont les enregistrements déposés sur Myspace qui ont été sauvegardés avant que le réseau a été vidé de ses contenus en 2013.

Parmi les problèmes que présentent bien des documents « virtuels », il convient également de signaler la difficulté d'en préciser la date de production. Les enregistrements, dans la quasi-totalité des cas, n'offrent de datation que celle de leur mise en ligne et non celle de leur création dans le monde « matériel ». En l’absence d’autres sources, le chercheur en est alors réduit à se contenter de cette date. Dans bien des cas, en ce qui concerne la première moitié au moins de la décennie du rap gazaoui couverte par cette étude, les sources premières accessibles sont ainsi bien postérieures à leur production, toutes les réécritures possibles étant alors permises dans le commentaire. Le milieu des rappeurs est loin d'être homogène et les rivalités, envies ou frustrations, conduisent à des historiographies contradictoires quand l'ego surdimensionné de certains les amène à surestimer leur rôle, à leur conférer une antériorité pionnière qui leur ferait défaut ou même à « oublier » l'existence d'autrui… La quête des sources virtuelles est elle-même rendue difficile du fait de la pratique des rappeurs gazaouis qui, au mépris de toutes les règles de la SEO (Search Engine Optimization), multiplient les comptes sur les réseaux sociaux, n’y font figurer que de rares renvois, et changent d’identité jonglant entre leur nom, leur alias, le nom de leur groupe, etc.

L'exploitation de telles sources exige donc le recours aux interviews croisées des intéressés. Cette démarche elle-même n'est pas allée sans difficultés pour moi qui, depuis l’explosion de la deuxième intifada, n'ai jamais pu obtenir de l’armée israélienne la « coordination » me permettant l'accès à la bande de Gaza depuis la Cisjordanie quand l’entrée depuis l’Égypte est pour la plupart du temps impossible. Mails et téléphone ont pallié l'absence du terrain physique mais tous les groupes n'ont pas divulgué leur adresse, nombre d’entre eux n’ont eu d’existence qu’éphémère, certains de leurs membres ont quitté la Bande, des adresses ne fonctionnent plus, etc. Les rappeurs joints, enfin, n'ont pas tous jugé bon de répondre à mes questions.

Cette difficulté à approcher la scène rap gazaouie renvoie, bien sûr, aux exigences de toute œuvre historienne. Mais elle procède également de l’une des spécificités du rap (pas seulement palestinien) : les modes d'apprentissage et d’intégration au milieu. Comme le rappellent Bazin et alii, en effet, « dans le hip-hop, la transmission ne se fait pas du haut vers le bas, mais d’égal à égal – si ce n’est que celui qui a de l’expérience en fait profiter les autres –, et ce n’est pas par des cours magistraux qu’elle passe, mais par une forme d’ateliers où l’on observe, où l’on s’essaye, où l’on échange avec l’autre, et c’est ainsi qu’on apprend. » 6 Cette pratique explique en partie le passage incessant de rappeurs d'un groupe à l'autre. La seule scène gazaouie est ainsi une toile en perpétuelle recomposition et son étude m’a renvoyé à mes pistages menés en d’autres époques des scissions et contre scissions intervenues au sein des organisations politiques !

[...] L'étude sera publiée dans les actes de la conférence « Gaza Unreleased. Contemporary Artistic Creations : Between Confinement and Aperture » organisée par le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), l'Institut Français de Jérusalem et l'Institut Français du Proche-Orient (Ifpo) du 17 au 21 mars 2016 à Paris (Institut du monde arabe, BULAC et Institut des cultures d’Islam) et Marseille (Mucem).

Cette étude n'aurait jamais vu le jour sans les incitations de Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po Paris et grand connaisseur du hip-hop, entre autres centres d'intérêt dont Gaza. Mes analyses ont, par ailleurs, beaucoup profité des propos fort stimulants de Nicolas Puig tenus lors du séminaire "La cause du rap. Engagements d'un musicien et compositeur palestinien au Liban" donné le 23 mars 2012 dans le cadre du séminaire Palestine de l'EHESS/IISMM. Mes remerciements vont bien sûr à tous les rappeurs gazaouis qui ont bien voulu répondre à mes interrogations, tout particulièrement Ayman Mughâmis le pionnier, membre des Palestinian Rapperz et de Palestinian Unit, que j'ai harcelé durant des semaines lui soumettant questions, réactions, suggestions ; merci également à Beesh Bsiso de Peace Team, Fadi Bakheet de DARG Team et Naili de Gaza Team. Les directeurs successifs du Centre culturel français de Gaza, qui ont joué un rôle capital dans la popularisation du rap gazaoui, sa professionalisation et ses sorties hors de l'enfermement de Gaza, Luc Briard (2001-2005), Gaëtan Pellan (2005-2009) et Jean Mathiot (2009-2012) sans oublier Dominique Waag, chargée de la Palestine à la direction ANMO du ministère des Affaires étrangères, n'ont jamais refusé de me faire profiter de leurs connaissances. Merci également à Gro Herefoss Davidsen du Tromsø-Gaza. Katia Zakharia, enfin, professeure émérite à Lyon 2, comme à son habitude a toujours répondu présente pour pallier mes déficiences en arabe et me faire part de ses remarques toujours stimulantes. Que tous soient remerciés.

1 Comme dans l’ouvrage considéré comme une référence, David A McDonald, My voice is my weapon : music, nationalism, and the poetics of Palestinian resistance, Durham (NC), Duke University press, 2013, 338 p.

2 Comme dans Sunaina Maira, Jil Oslo. Palestinian Hip Hop, Youth Culture, and the Youth Movement, Washington DC, Tadween Publishing, 2013, 200 p.

3 http://cedep.academia.edu/HughLovatt/Papers/972541/Palestinian_Hip-Hop_Culture_and_Rap_Music.

4 In Palestinian Music and Song. Expression and Resistance since 1900, Moslih Kanaaneh, Stig-Magnus Thorsen, Heather Bursheh et David A. MCDonald (Eds.), Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 2013., p. 82-96.

5 http://archive.org/.

6 Hugues Bazin, Naïm Bornaz et Mehdi Slimani, « Quels enjeux pour un art et une culture populaires en France ? », Cahiers de recherche sociologique, n° 49, 2010, p. 123-145 (http://id.erudit.org/iderudit/1001414ar), numéro consacré aux « Dilemmes hip-hop" sous la direction de Marie Nathalie LeBlanc.

 



haut de pagePrière de citer : Jean-François Legrain, Sources et documents de l’histoire du rap à Gaza, Aix-en-Provence, IREMAM, 2019