Bibliographie de Jean-Francois Legrain
 


 

Une guerre de tranchées en vue au sein du Hamas ?

Aymeric Janier

Relativement épargné jusqu’ici par les puissants alizés qui continuent de balayer avec constance les rives du Proche et du Moyen-Orient, le Hamas pourrait, à son tour, entrer dans une zone de turbulences. Après seize années passées à la tête du bureau politique (en exil) du mouvement islamiste palestinien, Khaled Mechaal a indiqué, en fin de semaine dernière, qu'il ne briguerait pas un nouveau mandat. Qu'elle réponde ou non à un calcul politique, cette décision parachève en tout cas la mue que le dirigeant semble avoir entreprise ces derniers mois.

Naguère présenté comme un "faucon" au sein de l’organisation antisioniste, Khaled Mechaal s’applique aujourd’hui, avec un empressement inédit, à assouplir sa position jusqu'au-boutiste, prônant volontiers une "intifada [soulèvement] civile", plutôt que la lutte armée vis-à-vis d'Israël – pourtant l'un des invariants de la doctrine du Hamas depuis sa fondation, en décembre 1987. Cette inflexion idéologique, vivement critiquée par les cadres du mouvement implantés à Gaza, n’est pas sans lien avec les bouleversements qui affectent la région.

De fait, le choix de Khaled Mechaal de se mettre en retrait découle, pour une large part, des retombées du "printemps arabe". En Syrie, la révolte populaire née à la mi-mars 2011 contre le régime autocratique de Bachar Al-Assad – parrain de longue date des islamistes palestiniens – a poussé la direction du Hamas à repenser en profondeur ses liens politico-stratégiques. Et cela d’autant plus que Damas abrite le quartier général du mouvement depuis que celui-ci a été chassé de Jordanie, en 1999.

"UNE STRATÉGIE INTELLIGENTE"

Devant l’ampleur de la répression (plus de 5 400 morts, selon l’ONU), la majeure partie des employés du bureau politique a déjà quitté le pays pour trouver refuge ailleurs, principalement au Caire. "Ce repli, qui constitue un signal clair lancé à la Ligue arabe, n’est possible qu’en raison des changements en cours en Egypte. La large victoire électorale des islamistes [ils ont glané plus de 70 % des voix aux récentes élections législatives] a ouvert une nouvelle ère", explique Riccardo Bocco, spécialiste du Proche-Orient et professeur de sociologie politique à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève.

"Pour l'heure, la stratégie du Hamas est beaucoup plus intelligente que celle du Hezbollah [parti et milice chiite libanaise], qui continue d’être inféodé à Damas. D’un point de vue diplomatique, c’est très profitable, tant au niveau des relations interarabes, que sur le plan international, pour son image", poursuit-il.

Les dirigeants du Hamas redécouvrent ainsi une mobilité dont ils avaient été sevrés. Khaled Mechaal l'a bien compris, qui cultive des liens de plus en plus étroits avec le Qatar. Doha, bien décidé à jouer un rôle de premier plan dans la région, aurait même servi d’intermédiaire pour qu’il puisse se rendre en Jordanie. "C’est peut-être à cette lumière qu’il faut lire, d’une part, la prise de position de Mechaal par rapport à l’obsolescence de la lutte armée comme moyen de libérer la Palestine et, d’autre part, la nouvelle concurrence qui émerge au sein des instances dirigeantes du Hamas", analyse Jean-François Legrain, spécialiste du Hamas et chercheur au CNRS/Gremmo (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient) à Lyon.

Est-ce à dire que l’effacement programmé de Khaled Mechaal scelle la victoire du camp des "durs", dont la colonne vertébrale se trouverait à Gaza, sur celui des "modérés" ou "néo-modérés" ? Jean-François Legrain récuse cette grille de lecture. "Pendant très longtemps a prévalu le schéma selon lequel les radicaux, guidés par Khaled Mechaal, se trouvaient à Damas, tandis que les modérés, eux, étaient basés à Gaza, sous la houlette d'Ismaïl Haniyeh [le premier ministre palestinien]. C’était un contresens. Aujourd’hui, c'est le contresens inverse qui tend à s'imposer. Or, les centres de pouvoir ne s'articulent pas selon la dichotomie intérieur/extérieur, radicaux/modérés", argumente-t-il, précisant "qu’à Gaza, le pôle gravitant autour d'Ahmed Jaabari [chef des brigades Ezzedine Al-Qassam, la branche armée du Hamas] est beaucoup plus belliciste qu’Haniyeh".

UNE SUCCESSION TRÈS OUVERTE

Reste que le mouvement est parcouru par diverses lignes de faille plus ou moins profondes. Et pas seulement en raison de l'attitude conciliatrice adoptée par Khaled Mechaal à l'égard de l'Etat hébreu, qu'Ismaïl Haniyeh rejette catégoriquement même si, dans les faits, un certain pragmatisme l'emporte. Actuellement au point mort, la question de la "réconciliation" interpalestinienne avec le Fatah, qui dirige la Cisjordanie, est une autre source de contentieux.

Khaled Mechaal voudrait parvenir à un accord rapidement, tandis qu’Ismaïl Haniyeh renâcle à cette perspective, soucieux d'éviter toute remise en cause de son influence à Gaza. Corollaire : aucune des conditions esquissées en mai 2011 n'a été mise en place de façon concrète, en particulier le projet de fusion des forces de sécurité du Hamas et de l’Autorité palestinienne.

Bien qu’étant de plus en plus contesté dans ses propres rangs, Khaled Mechaal n'a, semble-t-il, pas abdiqué toute ambition politique. D’aucuns lui prêtent même l'intention de prendre la relève de Mahmoud Abbas à la tête de l’Autorité palestinienne.

Une hypothèse crédible ? Oui, assure Riccardo Bocco. "En jouant la colombe, il peut représenter une alternative. Certes, Abou Mazen [le nom de guerre de Mahmoud Abbas] a remporté des points ces derniers temps, surtout avec l’entrée de la Palestine à l'Unesco fin octobre. Mais il n’a pas de successeur au sein du Fatah", souligne-t-il. Sans compter qu’au cours de ses années "d’activité" à Damas, Khaled Mechaal a tissé des réseaux internationaux beaucoup plus larges que les leaders du Hamas à Gaza, isolés diplomatiquement et sous la menace militaire permanente d'Israël.

Pour l’heure, en tout cas, sa propre succession est ouverte. Plusieurs noms de candidats potentiels circulent déjà, dont ceux d’Ismaïl Haniyeh, mais aussi de Mahmoud Zahar, cofondateur du mouvement, et de Moussa Abou Marzouk, actuel bras droit de Khaled Mechaal, et qui serait en exil au Caire. Si, pour Riccardo Bocco, la victoire d'Haniyeh est hautement probable à l'aune des ambitions internationales qu'il nourrit, Jean-François Legrain, lui, se veut plus prudent.

"Actuellement, rien n'est clair, mais j'aurais tendance à dire qu’un accord interviendra avant l'élection [du successeur de Mechaal, prévue en juillet ou en août, selon des sources internes]. Tout dépend de savoir si le mouvement va décider que son poids se situe à l'intérieur ou à l'extérieur de Gaza. Il s'agira plus d'une négociation", parie-t-il. Et de conclure : "Jusqu'à présent, le Hamas a toujours trouvé les moyens de dépasser ses contradictions et d'adopter une politique globalement consensuelle. C’est pourquoi je pense qu'il n'y aura pas de combat des chefs, un scénario que l'organisation a toujours voulu éviter."


Ce texte est paru sur lemonde.fr (http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2012/01/27/une-guerre-de-tranchees-en-vue-au-sein-du-hamas_1634967_3218.html), 27 janvier 2012.